Retour vers l accueil du site lesnews.org...

 Source : La Depeche (21/03/2002)    Source : Valeurs Actuelles (22/03/2002)
[Articles du 22/03/2002] - [ Periode : 03-2002 (58 articles)] - [ Source : Valeurs Actuelles (6 articles)]

Article paru le 22/03/2002 - Cet article est la propriété du journal ou société : Valeurs Actuelles

Logo Valeurs Actuelles

L’histoire vraie d’un mensonge d’Etat


Révélations : L’État apparaît à la fois juridiquement responsable de la catastrophe du 21 septembre à Toulouse et coupable d’avoir tenté depuis six mois de la dissimuler, en faisant porter le chapeau au groupe TotalFinaElf, propriétaire d’AZF.

Six mois après la catastrophe qui a frappé la ville de Toulouse, Valeurs Actuelles revient, pour la quatrième fois, sur l’enquête judiciaire en cours, au moment où s’intensifient les expertises. Le 18 janvier, nous affirmions, sur la foi d’analyses scientifiques, acoustiques et mathématiques portées à notre connaissance, qu’il y avait bien eu deux explosions. Le 1er février, nos premières révélations étaient confirmées par les enregistrements d’EDF et de nouveaux témoignages. Le 22, Thierry Deransart rapportait d’une visite sur place de tous les sites en cause de nouvelles pièces à conviction. Le dossier que nous présentons aujourd’hui fait la synthèse de l’ensemble des éléments recueillis au cours d’une enquête journalistique exemplaire, au seul service de la vérité à laquelle ont droit, en tout premier lieu, les victimes et leurs proches. Vendredi 21 septembre 2001, 9 h 14 GMT (11 h 14 à Toulouse) : moins d’une heure s’est écoulée depuis que la Ville rose a été dévastée et endeuillée quand tombe cette dépêche urgente sur le fil général de l’Agence France-Presse. Titre : « URGENT Toulouse : une seule explosion dans une usine pétrochimique. » Texte : « TOULOUSE, 21 sept. (AFP). Une seule explosion d’origine indéterminée a été recensée vendredi matin vers 10 h 15 à l’usine pétrochimique AZF, dans la banlieue sud de Toulouse, faisant de nombreux blessés et causant d’importants dégâts matériels, a déclaré la police. »

La “police” ou plus vraisemblablement la première autorité publique locale, c’est-à-dire la préfecture est décidément très bien renseignée : dans une ville à feu et à sang où des cortèges de familles en proie à la panique fuient vers l’est, en redoutant les conséquences d’un hypothétique nuage toxique de phosgène, un gaz mortel, elle ne sait pas qu’il y a plusieurs dizaines de tués, mais elle affirme fort et clair, cinquante-cinq minutes après les faits, que l’on n’a recensé qu’« une seule explosion à AZF », alors même que des milliers de Toulousains en ont clairement perçu deux, espacées d’une durée de sept à dix secondes selon leurs positions respectives, et de natures foncièrement différentes. Avec le recul, pareille lucidité laisse rêveur… Jeudi 21 mars 2002 : six mois ont passé depuis la plus grande catastrophe industrielle survenue en Europe au cours des cinquante dernières années. A Toulouse, pour l’immense majorité des rescapés et des proches des victimes, cruellement frappés dans leur chair, mais aussi dans leur tête, les plaies ne sont pas près de se refermer. Il faudrait, pour ce faire, que souffle enfin le vent vif de la vérité, la vraie. Or c’est la plus grande opacité qui domine, dans une atmosphère à couteaux tirés : le fait est qu’on ne sait toujours rien, du moins si l’on s’en tient à la thèse officielle, sur ce qui s’est réellement passé ce matin-là, entre 10 h 17 et 10 h 18, au cœur du pôle chimique classé Seveso II du sud-ouest toulousain. Ce qui s’appelle rien.

“La Dépêche du Midi” se ridiculise une fois de plus

Dans son édition du lundi 11 mars, la Dépêche du Midi, qui a dès le départ clairement choisi son camp et son adversaire AZF et sa maison mère, le groupe TotalFinaElf ne craint pourtant pas de se ridiculiser une fois de plus, aux yeux de la communauté des chimistes français, en relayant la énième hypothèse d’un expert qui œuvre de toute évidence pour l’enquête pénale. L’intéressé, brisant de fait le secret de l’instruction, tente d’accréditer une thèse “chimique” encore plus loufoque que les précédentes : à l’en croire, « ce sont des produits chlorés, conditionnés sous forme de pastilles, qui auraient été versés par inadvertance sur les trois cents tonnes de nitrates déclassés. En l’état de l’enquête, c’est bien là qu’il faut chercher l’élément déclenchant d’un phénomène physico-chimique de réaction en chaîne largement lié, selon les experts, aux impuretés (produits organiques, humidité, oxydation…) présentes dans le bâtiment 221/222. Le tout par vent d’autan une condition climatique qui semble avoir son importance et à température ambiante, c’est-à-dire les 24 °C enregistrés le 21 septembre par les services de la météo. » Premier constat : si cette “sommité” disait vrai, il apparaîtrait prudent d’avertir, toutes affaires cessantes, l’ensemble des agriculteurs français qui entreposent sous un hangar ouvert aux quatre vents un ou plusieurs sacs contenant quelques quintaux ou quelques tonnes d’engrais du type nitrate d’ammonium. Cela fait trop de monde ? Et après, si leurs jours sont à ce point menacés ! Pour peu que des poules et des canards viennent déféquer alentour ou que leur tracteur ait une petite fuite d’huile (« produits organiques » !), qu’il ait plu ces derniers jours (« humidité, oxydation… » !) et que quelques pastilles de chlore pour pédiluves soient stockées dans les parages, il suffirait que règne une température sous abri d’au moins 24 °C et que souffle un léger vent d’autan pour que leur exploitation soit rayée de la carte, et avec elles veaux, vaches, cochons, couvées… L’été s’annoncerait hypermeurtrier dans nos campagnes et la Sécurité civile, qui fut dirigée en 1989-1990 par Hubert Fournier, l’actuel préfet de la région Midi-Pyrénées (lire page 34), n’aurait toujours pas publié le moindre communiqué de mise en garde ? Incompréhensible… D’autant que l’expert de la Dépêche ne plaisante pas : « Face à l’incrédulité d’un certain nombre de scientifiques défendant la nécessité d’une grosse source de chaleur (200 °C) nécessaire à l’inflammation du nitrate, les experts judiciaires ont reconstitué en laboratoire le scénario de l’explosion. Un film a même été réalisé pour appuyer la démonstration. » Un film qui s’annonce donc comme la pièce maîtresse du dossier d’instruction de l’enquête pénale, tel qu’il aurait été bouclé par les deux juges chargés du dossier, Joaquim Fernandez et Didier Suc. De source proche de l’enquête, on se montre pourtant infiniment moins catégorique que le grand quotidien régional. Et l’on continuait, cette semaine encore, à travailler d’arrache-pied sur tous les aspects du dossier. En particulier sur ses composantes électriques et sismiques, que l’on se garde bien d’écarter comme autant d’« inepties » ou d’« impasses », ainsi que le prétend le journal de Jean-Michel Baylet. Au sein même de sa rédaction, certains se demandent d’ailleurs, à mots de moins en moins couverts, s’ils n’ont pas été “manipulés” depuis le début. De là à se déjuger…

Une vérité d’une désespérante banalité

Une vérité d’une désespérante banalité

Rien de pire qu’une enquête judiciaire mal engagée

Il n’empêche, tous les officiers de police judiciaire vous le diront : il n’y a rien de pire qu’une enquête qui s’engage mal au départ. Or le moins que l’on puisse dire est qu’à Toulouse, depuis le 21 septembre, le SRPJ a été servi. D’abord par la fracassante déclaration du procureur de la République Michel Bréard, le lundi 24 septembre, qui lui vaudra d’accéder à une notoriété nationale quasi instantanée : « Considérant les éléments actuellement en notre possession, il y a 99 % de chances pour qu’un accident soit à l’origine de ce drame. » Pas mal, à peine trois jours après les faits, de la part de quelqu’un qui est censé ne pas connaître la vérité. A moins qu’il la connaisse déjà, mais qu’il soit encore un peu tôt pour la claironner “à 100 %”… Deux jours plus tard, c’est l’Observatoire Midi-Pyrénées (OMP), laboratoire d’étude et de recherche sismologique dépendant de l’université Paul-Sabatier, qui vient à la rescousse de manière décisive. L’OMP transmet à la Drire (la Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement) un document sur l’analyse de l’événement sismique enregistré ce jour-là (lire VA du 18 janvier et du 1er février). Parallèlement, un communiqué de presse labellisé, avec toute l’autorité scientifique requise, par le CNRS, est adressé par fax aux rédactions de Toulouse et d’ailleurs. Son unique objet il a été atteint, ou presque… est de faire taire une bonne fois les témoins récalcitrants : s’ils ont “entendu” deux explosions, alors même qu’il n’y en a eu qu’une puisqu’on vous le dit !, c’est à cause du décalage entre la vitesse de propagation des ondes sismiques sous terre (entre 2 000 et 6 000 mètres par seconde) et la vitesse du son dans l’air (environ 340 mètres par seconde, compte non tenu de la vitesse du vent). En clair, expliquent ces scientifiques officiels brevetés AGDG (“avec la garantie du gouvernement”…), les témoins ont d’abord « entendu par les pieds » la déflagration du hangar 221 d’AZF, avant que leurs tympans ne soient à leur tour sollicités, une poignée de secondes plus tard. La manipulation médiatique, quoique séduisante, ne tient pas la route trois minutes, au plan scientifique : qu’importe, son impact sur l’opinion publique va faire des ravages qu’il faudra six mois de contre-enquête obstinée pour dissiper (lire le témoignage de M. B. page 30). Parallèlement, et pour parer aux cas les plus désespérés, un certain nombre de “psys”, introduits au sein des cellules de soutien psychologique mises en place sur le Grand Toulouse, semblent avoir expérimenté, lors de leurs debriefings, des méthodes qui évoquent irrésistiblement des techniques de lavage de cerveau : notamment pour dissuader, avec infiniment de douceur souriante, certains témoins directs, blessés ou choqués à proximité immédiate du sinistre, de faire état des deux explosions distinctes qu’ils ont ressenties, mais aussi des arcs électriques ou des éclairs lumineux qu’ils ont vus. Autant de récits que nous n’avons pas inventés : ils émanent de personnes certes fragilisées, mais qui ont toute leur tête, et qui disent aujourd’hui que la première raison de leur traumatisme, c’est qu’on a voulu les faire passer pour folles (lire le témoignage de Mme Y. page suivante). Le vendredi 28 septembre, soit tout juste une semaine après la catastrophe, cette orientation officielle de l’enquête est confirmée par le procureur de la République en personne, qui prend sur lui d’ouvrir une information judiciaire pour « homicides involontaires par manquement délibéré à une obligation particulière de sécurité ou de prudence ». Le choix des mots n’a rien d’innocent, qui contient dans la question la réponse explicitement recherchée. A savoir qu’empêtré dans son incurie et son obsession légendaire de sacrifier la sécurité sur l’autel du profit, le groupe TotalFinaElf de sinistre mémoire (l’Erika, la raffinerie de La Mède, etc.) a laissé se développer, aux portes de l’agglomération toulousaine, un véritable « hangar dépotoir » où ce qui devait arriver est arrivé, CQFD. Bizarrement, le fait que tous les employés d’AZF, pourtant concernés au premier chef par les risques encourus sans avoir précisément l’âme de kamikazes, s’échinent à expliquer que les conditions de sécurité dans leur usine étaient drastiques « il ne m’est jamais arrivé de partir bosser le matin avec la peur au ventre… », résume l’un d’eux, incrédule n’est pris en compte dans les diatribes judiciaro-médiatiques.

Les “justifications” de la désinformation d’Etat

Reste évidemment à expliquer ce qui peut “justifier” pareille manipulation. D’emblée, juste après l’explosion, le premier impératif relève à l’évidence de “l’ordre public” : face à la panique compréhensible qui s’empare des Toulousains sous le choc, il paraît essentiel, pour les responsables de la sécurité civile placés sous l’autorité du préfet, de couper court aux rumeurs qui se multiplient. Notamment celles évoquant un risque de pollution chimique mortelle lié au phosgène stocké à la SNPE. Il n’est pas non plus exclu ce serait en tout cas fort compréhensible que dans le contexte de l’après-11 septembre, alors que des menaces diffuses d’attentat planaient effectivement sur la “poudrerie” le préfet est bien placé pour savoir qu’elle relève du plan Vigipirate renforcé depuis le 1er septembre… , on ait voulu se prémunir contre des tentatives éventuelles de représailles isolées, en particulier celles risquant de stigmatiser des communautés immigrées de confession musulmane, implantées dans des quartiers sensibles du voisinage telles que les cités du Mirail ou d’Empalot. Dans un deuxième temps, c’est-à-dire au cours du week-end des 22 et 23 septembre, les premières constatations sur place ayant été effectuées au pôle chimique, il est tout aussi plausible qu’une évidence se soit imposée avec force : la seule signature tangible de ce sinistre, dont les dégâts financiers sont évalués entre 2,5 et 3 milliards d’euros (18 à 20 milliards de francs), est un cratère situé à AZF, filiale du plus riche groupe privé français. Or la déflagration qui l’a creusé a littéralement “effacé” dans un rayon de plusieurs kilomètres les conséquences de la première explosion qui, elle, s’est produite dans l’enceinte stratégique de la SNPE, le seul fabricant européen de carburants liquides et solides pour la non moins stratégique fusée Ariane. Il faut avouer que placé devant un tel dilemme, un responsable public, quelle que soit sa sensibilité politique, a matière à s’interroger…

Faut-il voiler de noir le buste de Jaurès ?

A l’entrée du Capitole trône le buste de Jean Jaurès, ancien conseiller municipal et adjoint au maire de Toulouse, ville où le jeune agrégé de philosophie, diplômé en 1881, enseigna au lycée puis à la faculté de lettres comme maître-assistant. On sait qu’il est de bon ton à gauche, notamment en période de campagne électorale, d’invoquer les mânes du pacifiste assassiné en 1914 : la Fondation Jean-Jaurès, présidée par Pierre Mauroy, ne se présente-t-elle pas comme la “boîte à idées” du parti socialiste, dont l’un des ténors, DSK, vient de publier la Flamme et la cendre, en référence appuyée à celui qui fonda, en 1904, le quotidien l’Humanité ? Ce faisant, tous ces thuriféraires oublient que le 30 juillet 1903, à l’occasion de la remise des prix de fin d’année au lycée d’Albi, où le grand homme entama sa carrière enseignante avant d’éditorialiser avec succès dans la Dépêche, Jaurès, alors vice-président de la Chambre des députés, prononça son célèbre Discours à la jeunesse. Une superbe péroraison pétrie d’humanisme social à l’adresse des jeunes générations, qu’il concluait en exaltant le courage en ces termes : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire, c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » A près d’un siècle de distance, ces propos, on le voit, n’ont pas pris une ride. On aimerait savoir ce qu’en pense le candidat de Cintegabelle à la présidence de la République…

Thierry Deransart


 Source : La Depeche (21/03/2002)    Source : Valeurs Actuelles (22/03/2002)

(Pour rappel, la diffusion d'articles est soumise à des règles strictes. Je vous invite à consulter celles-ci en cliquant directement sur le logo en en-tete de page pour accéder au jounal propriétaire de cet article. En ce qui concerne le site sur lequel vous vous trouvez http://www.lesnews.org, les demandes ont été faites ou sont en cours. Pour plus d'informations, sur le drame de Toulouse, je vous invite également à consulter les articles disponibles ou dossiers sur les sites multimédias de ces journaux, accessibles également en cliquant via le logo du journal assoccié en en-tête)


Retour en haut de l article