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 Source : La Depeche (21/02/2002)    Source : La Depeche (22/02/2002)
[Articles du 21/02/2002] - [ Periode : 02-2002 (45 articles)] - [ Source : Valeurs Actuelles (6 articles)]

Article paru le 21/02/2002 - Cet article est la propriété du journal ou société : Valeurs Actuelles

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L’enquête au forceps


Omerta : C’est dans un climat d’une désespérante opacité, où l’État, ses services et les entreprises publiques concernées (SNPE, RTE, EDF…) jouent à plein la stratégie de l’éteignoir.

Vous savez, les Toulousains sont résignés. On leur a tellement menti depuis le 21 septembre qu’aujourd’hui la plupart des gens ne sont plus sûrs que d’une chose : la vérité sur la catastrophe, on ne la connaîtra jamais ! La désillusion de ce chauffeur de taxi qui me conduit au pôle chimique du Sud-Ouest toulousain, l’autre jeudi les traminots sont en grève… résume bien l’atmosphère ambiante. Cinq mois après le drame, le temps, insidieusement, commence à faire son œuvre. Après la panique et la colère, après ces torrents de rumeurs incontrôlables, la fatalité semble en passe de l’emporter. Et pour cause : cent cinquante jours d’enquête n’ont toujours pas permis de déboucher sur un scénario convaincant qui explique pourquoi, le vendredi 21 septembre 2001, entre 10 h 17 et 10 h 18, quatre-vingts des trois cents tonnes de nitrate d’ammonium stockées dans le hangar 221 de l’usine AZF ont explosé et ravagé la Ville rose. J’ai rendez-vous à la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE), société d’Etat sous tutelle du ministère de la Défense. Après avoir réfuté sans convaincre les hommes de l’art, c’est un euphémisme les deux derniers articles publiés sur le sujet (« Toulouse, la vérité cachée », dans Valeurs Actuelles du 18 janvier, et « Toulouse, c’est EDF qui détient la clé », dans notre numéro du 1er février), la “poudrerie” qui ne fabrique plus de poudre depuis 1974 s’est dite « ouverte à un dialogue ouvert » par la voix de son directeur de la communication, Bernard Roussel, que je retrouve sur place pour visiter l’usine, en compagnie du directeur du site, Roger Meyniel. Au moins la SNPE a-t-elle le mérite d’entrouvrir ses portes, ce qui est loin d’être le cas de toutes les parties au dossier. Le Réseau de transport d’électricité (RTE), entreprise publique et filiale “indépendante” d’EDF, qui gère les réseaux haute tension (au-delà de 63 000 volts), a ordonné depuis Paris qu’aucun responsable régional de Midi-Pyrénées ne me reçoive, même pour confronter en privé nos points de vue. Après deux jours d’hésitations pour le moins embarrassées, le cabinet du président d’EDF, François Roussely, a donné la même consigne aux responsables toulousains de DEGS (Distribution EDF-GDF Services), chargés de la basse et de la moyenne tension (jusqu’à 63 000 volts). Quant au SRPJ de Toulouse, il reste muet comme une carpe, et renvoie sur le procureur de la République, étonnamment discret depuis le 15 janvier.

Mais revenons à la SNPE. Nous faisons connaissance dans un des innombrables préfabriqués Algeco installés à l’entrée pour remplacer provisoirement les bâtiments administratifs qui sont voués à la démolition. Présentation rapide des trente-sept hectares du site de l’île du Ramier, lovée entre ses deux bras de Garonne : station de pompage, zone de fabrication des carburants solides (perchlorate d’ammonium) pour les boosters de la fusée Ariane V, périmètre des carburants liquides (les hydrazines), pour Ariane IV et les satellites, mais aussi pour des applications textiles (le Lycra) ou pharmaceutique (le Viagra !), chimie fine utilisant le fameux gaz phosgène, aux applications innombrables (cosmétiques, lentilles de contact, médicaments, traitement du papier pour la reprographie, fabrication des CD, etc.), le “pilote”, comme l’on dénomme ici la salle de contrôle (bâtiment 370), les sites de stockage des produits finis… Quant à la communication, elle est parfaitement rodée : la SNPE n’est pour rien dans l’explosion d’AZF, elle en est la victime, elle déplore un tué et de nombreux blessés, elle n’a rien remarqué d’anormal, tous les dégâts constatés sont la conséquence du grand boum, en aucun cas la cause, etc. Certes, le bâti a souffert (bardages, cloisons, toitures…), mais les installations de fabrication sont pour l’essentiel intactes. Le redémarrage partiel de l’usine (hors phosgène et hydrogène) dans les plus brefs délais (début mars) est « vital pour l’entreprise tout entière », qui perd 2 millions de francs par jour depuis l’arrêté préfectoral qui a suspendu son exploitation. La deuxième phase, avec phosgène, prendra plus de temps, et impliquera des améliorations dans les process industriels. Elle est tout aussi indispensable à terme. Nous partons visiter le site, casqués et le masque à gaz en bandoulière. Le poste d’alimentation électrique, désormais à l’air libre, est toujours sous scellés judiciaires. La chaufferie, où tournent habituellement deux centrales de cogénération de 5 MW, du 1er novembre au 31 mars, pour l’autoproduction d’électricité à partir de turbines à gaz, semble très abîmée. Elle était sous contrat de maintenance avec la société Elyo, pôle énergétique du Groupe Suez (via sa filiale belge Tractebel) dont le slogan « Nous avons tant d’énergie à partager… » pourrait s’avérer redoutable pris au deuxième degré…

Une équipe d’Elyo était bien présente le matin du 21 septembre, « pour l’entretien de la chaufferie », mais elle jure que la “cogén’” était hors production. Elle déplore huit blessés hospitalisés, qui eux non plus n’avaient rien remarqué d’anormal, nous expliquera par la suite Jean-Marc Borri. Le directeur d’Elyo Midi-Océan est formel : il n’est « absolument pas au courant du moindre problème électrique sur le site ce matin-là ». Des propos en contradiction flagrante avec de nombreux témoignages, et notamment ceux des techniciens d’EDF (DEGS) qui ont réalimenté l’usine SNPE en aval du poste, après le drame. Changeons donc de sujet : je demande à Roger Meyniel, le directeur de l’usine, s’il est exact que la SNPE avait été placée en “Vigipirate renforcé” dès la fin août 2001, à la suite d’une alerte (des services américains, via la DST ?) sur une menace particulière. Il lève les yeux au ciel avec conviction, comme pour mieux stigmatiser tous ces « fantasmes de journalistes » qu’il a pu lire depuis quatre mois. Réponse ferme et définitive : « J’ai activé le plan “Vigipirate renforcé” le 12 septembre, au lendemain des attentats du World Trade Center. »

La SNPE prise en flagrant délit de mensonge.

Flagrant délit de mensonge : au moins dix témoins pourront confirmer que le 18 septembre, trois jours avant la catastrophe de Toulouse, lors d’une réunion locale de l’Union des industries chimiques, le même Roger Meyniel a déclaré, à la surprise générale, qu’il était en « Vigipirate renforcé depuis le 1er septembre sur ordre de Paris ». Le principal collaborateur de M. Meyniel, Daniel Surocca, directeur industriel de SNPE-Chimie, expliquait pour sa part que cette mesure ne concernait pas d’autres sites du groupe, notamment pas celui de Sorgues, près d’Avignon. Ce qui laisse supposer qu’il y avait bien une menace spécifique sur l’île du Ramier. Entendons-nous bien : cela, naturellement, ne prouve en rien qu’un attentat a effectivement été commis à Toulouse, qu’il aurait fallu dissimuler pour ne pas affoler les populations, au nom d’une raison d’Etat qui pourrait à la limite se comprendre. Simplement, ce fait démontre dans quel contexte troublé se sont produits les événements de Toulouse, et permet du coup d’expliquer pourquoi l’enquête a été aussi rapidement orientée vers une piste accidentelle officielle, qui s’est depuis lors enferrée dans une thèse en forme d’impasse. On la rappelle pour mémoire : une explosion et une seule, dans le hangar 221 d’AZF, liée à un processus purement chimique d’« autocombustion spontanée », le vendredi 21 septembre à 10 h 17 min 56 s et 40 centièmes, comme s’entête à le maintenir le ReNass (Réseau national de surveillance sismique), en se gardant bien d’insister sur l’incertitude inhérente à cette valeur : plus ou moins une à deux secondes, comme nous l’a confirmé M. Granet, son directeur, depuis l’université Louis-Pasteur de Strasbourg, où sont collationnés les relevés. Une incertitude qui ruine le second démenti de la SNPE sur le délai prétendu « tout à fait cohérent » de une seconde vingt et un centièmes entre l’explosion du hangar et le défaut électrique constaté sur son site.

Le plus aberrant, dans cette affaire, c’est que les juges et leurs experts disposent, dans leur volumineux dossier, d’au moins trois “paquets” de pièces d’instruction discordantes avec cette thèse officielle et néanmoins irréfutables.

- De nombreux témoignages prononcés sous serment, sans concertation préalable, qui montrent qu’il y a eu non pas une mais au moins deux explosions (ou séries d’explosions), ainsi que des perturbations électriques majeures notamment des arcs électriques, mais aussi des phénomènes de courant induit sur le réseau basse tension à des kilomètres à la ronde, perçues dans les dix secondes précédant le grand boum, le deuxième, celui du hangar 221 d’AZF.

- Plusieurs cassettes audio, enregistrées en différents endroits de l’agglomération toulousaine, prouvant que ces deux explosions n’ont pas pu avoir le même épicentre : le cratère d’AZF est évidemment l’épicentre du deuxième bang, mais tout indique que le premier s’est produit du côté de la SNPE. Ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’il y a laissé un cratère, surtout s’il s’agit… d’un gros court-circuit affectant un câble à haute tension souterrain…

- Des enregistrements de défauts électriques dont la chronologie, entièrement recalée en temps universel par les services d’EDF et du RTE, atteste qu’il s’est écoulé près de neuf secondes entre une première cascade d’événements électriques, affectant le poste de la SNPE, à 500 mètres à vol d’oiseau du hangar 221 (à 10 h 17 min 57 s et 61 centièmes), et une deuxième série de défauts et de réenclenchements automatiques, entamée par la rupture d’un câble aérien de 63 kilo-volts près du poste de Lafourguette, à 200 mètres à vol d’oiseau du hangar. Ce câble, tranché net en milieu de portée par une pièce métallique projetée par l’effet de souffle, s’est rompu à 10 h 18 min 6 s et quelques dixièmes : il est tombé d’un côté sur un pylône, de l’autre sur le sol (sa plus grande longueur).

Ces données constituent un faisceau d’indices objectifs et convergents qui débouchent sur un scénario plausible et même probable : à la suite du défaut phase-terre très “résistant” constaté sur le poste de la SNPE, un courant de défaut important a été injecté dans le sol, en raison d’une protection de coupure insuffisante, et a entraîné une montée en potentiel de la terre conséquente d’un paquet de milliers de volts. Le retour de ce courant de défaut a emprunté un chemin au beau milieu duquel se trouve le hangar 221. Pour être prouvé, ce scénario peut parfaitement faire l’objet, à peu de frais, d’une série de reconstitutions judiciaires, puisque le poste de la SNPE a été placé sous scellés judiciaires et que le câble souterrain n’a, par définition, pas bougé… Encore faut-il avoir envie de s’attaquer à une balance sacrément déséquilibrée. Dans l’un de ses deux plateaux, une responsabilité proprement monstrueuse à endosser : trente morts, deux mille cinq cents blessés, dont de nombreux handicapés à vie, des dizaines de milliers de logements et de bâtiments endommagés, des centaines d’entreprises mises à mal, soit au bas mot 18 à 20 milliards de francs de dégâts (2,5 à 3 milliards d’euros). Dans l’autre plateau, c’est au choix : un doute plus que sérieux sur la responsabilité première d’une société d’Etat, la SNPE, dans un effet domino qui pourrait fort bien avoir abouti à “amorcer” le hangar 221 d’AZF ; ou alors un “coupable idéal”, AZF, ou plutôt Grande Paroisse, filiale à 80 % du groupe TotalElfFina, champion toutes catégories des bénéfices du Cac 40 (près de 50 milliards de francs de résultat net en 2001), le “pollueur” de l’Erika, le responsable de l’explosion de la raffinerie de la Mède, dont le procès vient de donner lieu à un joli lynchage médiatique sur le mode éprouvé de « la sécurité sacrifiée aux profits »… On se rassurera toutefois en rappelant qu’en France, depuis 1997 Elisabeth Guigou et Marylise Lebranchu l’ont assez répété… , la justice œuvre enfin en parfaite indépendance vis-à-vis de l’appareil d’Etat.

Thierry Deransart


 Source : La Depeche (21/02/2002)    Source : La Depeche (22/02/2002)

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